Nathalie Dubost, “Comment comprendre les consommateurs vulnérables ?”, in : ouvrage Wiki AFM Marketing pour une société responsable – Se former au marketing et transformer le marketing.
Comment comprendre la demande des consommateurs vulnérables ?
Après avoir donné la définition du consommateur vulnérable, cette partie met en évidence les enjeux liés à la compréhension des besoins de ce consommateur. La recherche participative constitue une approche alternative visant à s’appuyer sur les savoirs expérientiels et, ainsi, à mieux cerner les besoins des consommateurs éloignés des normes dominantes. Les principes et les fondements de la recherche participative sont détaillés, ainsi que son application au marketing. Les difficultés et les limites de cette démarche sont également questionnées.
Le consommateur vulnérable : définition et enjeux pour le marketing
A. Définition
Le consommateur est qualifié de vulnérable lorsqu’il ne peut « naviguer sur le marché », c’est-à-dire tirer pleinement profit des opportunités offertes par le marché. Profiter d’une offre suppose que les consommateurs comprennent ce qu’ils veulent obtenir (c’est-à-dire leurs préférences) et qu’ils aient les moyens (c’est-à-dire les connaissances, les compétences et la liberté) de le faire (Ringold, 2005). Certaines catégories de consommateurs sont présumées être plus vulnérables que d’autres en raison de caractéristiques individuelles telles qu’un âge avancé, une situation de handicap ou une maladie, des bas revenus ou encore un faible niveau de littératie. Toutefois, les caractéristiques de l’offre peuvent renforcer la vulnérabilité du consommateur : un magasin non accessible aux fauteuils roulants, des offres uniquement accessibles via Internet ou encore un manque de formation des vendeurs aux besoins de certains consommateurs vont contribuer à accroître ce sentiment de vulnérabilité.
En résumé, la vulnérabilité du consommateur ne repose pas uniquement sur les caractéristiques du consommateur, mais dépend également de l’environnement dans lequel il évolue. C’est la raison pour laquelle les entreprises ont une responsabilité pour penser une offre qui soit habilitante pour le consommateur. Ceci suppose dans un premier temps de comprendre ses besoins.
B. Les enjeux liés au consommateur vulnérable
Les savoirs expérientiels
Le consommateur vulnérable est confronté à des difficultés quotidiennes avec pour conséquence un éloignement des normes dominantes de consommation. Ainsi, des personnes ayant subi une mastectomie vont rencontrer des problèmes concrets pour trouver des vêtements adaptés. De même, des travaux ont décrit les pratiques des personnes pauvres en matière de courses afin de ne pas dépasser leur budget et ne pas être tentées par des achats d’impulsion (Gorge et Özçaglar-Toulouse, 2013).
Ces exemples démontrent que le consommateur vulnérable détient un savoir-faire et un savoir-être acquis en raison de son expérience de vie, que l’on désigne sous le terme de savoirs expérientiels. Ces savoirs sont difficilement accessibles par des études de marché classiques, et nécessitent une mise en situation où le marketeur va comprendre les difficultés, les frustrations éprouvées par le consommateur, mais aussi ses stratégies d’ajustement visant à rétablir le contrôle sur son environnement. Des études auprès de personnes avec autisme ont montré qu’elles choisissent des créneaux où la fréquentation du point de vente est faible afin de bénéficier d’une certaine tranquillité et de diminuer leur exposition au bruit.
L’arbre peut cacher la forêt
Une méconnaissance du consommateur vulnérable peut mener à proposer des solutions partielles qui ne prennent pas en considération ses contraintes, ses envies et ses habitudes. Un exemple typique concerne le consommateur pauvre : proposer un produit à un prix modique n’est pas toujours suffisant, il faut s’interroger sur les conditions d’accès et d’usage pour s’assurer qu’il sera adapté. Ainsi, proposer un tarif réduit pour le gaz à condition que les personnes payent en ligne par prélèvement automatique peut se révéler inadapté : si le consommateur n’a pas d’accès internet et/ou est en situation d’illectronisme, il ne va pas pouvoir accéder à cette offre avantageuse et finira par payer plus cher.
Les stratégies BoP (Bottom of the Pyramid) sont un bon exemple d’illustration des risques de réduire la demande des consommateurs pauvres à des produits à faible prix : la vulnérabilité financière s’accompagne souvent d’une vulnérabilité cognitive (comment utiliser le produit), géographique (comment mettre en place des circuits de distribution dans des zones reculées et difficiles d’accès), numérique (comment permettre au consommateur de bénéficier d’une offre dématérialisée) etc. Ignorer ces diverses facettes de la vulnérabilité aboutit à ne pas répondre de façon pertinente à la demande du consommateur vulnérable.
Transformer la réalité du consommateur vulnérable
La question soulevée ici s’inscrit dans la définition et la mise en œuvre de stratégies marketing responsables et inclusives. Au-delà de la compréhension fine des besoins des consommateurs vulnérables et de la proposition d’une offre adaptée, le marketing peut jouer un rôle pour aider ces consommateurs à devenir acteurs de leurs choix, en les associant à la définition de leur offre. L’enjeu consiste à dépasser une approche paternaliste où le marketeur va projeter sur le consommateur vulnérable un ensemble de besoins sans réellement le consulter, et à trouver le moyen de l’associer dans une véritable co-construction de l’offre. Parallèlement, on peut faire l’hypothèse que les représentations souvent négatives de la vulnérabilité au sein de notre société évolueront : le consommateur vulnérable ne sera plus abordé comme une personne passive dans l’attente de produits pensés pour lui, mais comme un acteur en recherche d’empowerment qui va moduler son expérience de la vulnérabilité.
En synthèse, comprendre les besoins du consommateur vulnérable implique une proximité avec son expérience pour apporter des solutions qui fassent sens. Le marketing peut contribuer à diminuer la vulnérabilité de ces consommateurs en les associant à la définition de leur offre : il s’agit de tester des idées non plus sur mais avec eux. Ceci suppose de recourir à une approche participative que nous présentons maintenant.
2. L’approche participative en marketing
A. Définition des sciences participatives
L’approche participative en marketing renvoie au courant de recherche des sciences participatives, définies comme les « formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques professionnels, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, participent de façon active délibérée (définition extraite du rapport « Les sciences participatives en France » élaboré en 2016 à la demande des ministres en charge de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche). Il existe une grande diversité d’appellations au sein de ce courant (citons par exemple la recherche action, la recherche collaborative, la recherche communautaire) en raison de la diversité des objectifs, du rôle des participants ou encore du type de protocole. Néanmoins, deux éléments majeurs permettent de caractériser les sciences participatives :
- L’importance des savoirs (savoirs d’actions, savoir-faire, savoirs d’expérience) liés à des situations locales qu’il s’agit de décrire et de croiser avec les connaissances scientifiques,
- La reconnaissance de la compétence des acteurs non scientifiques à se mobiliser pour mieux comprendre les problèmes qui les concernent et à agir sur leur environnement pour trouver des solutions.
Un exemple emblématique de recherches participatives concerne le domaine de la santé mentale : constatant que les scientifiques peuvent avoir des préoccupations éloignées de leurs besoins, et que certaines dimensions du soin peuvent être négligées (telles que les émotions), les malades revendiquent une participation dans les programmes de recherche pour mieux faire valoir leur expérience de vie. Cette participation peut aller jusqu’au contrôle des différentes phases d’un programme de recherche par les personnes malades, même si cette configuration est plutôt rare.
Concernant l’application au marketing, il ne s’agit pas à proprement parler de science participative, mais plutôt de démarche participative : l’objectif n’est pas tant la production de connaissances scientifiques que d’adapter la stratégie marketing eu égard aux spécificités du consommateur vulnérable.
B. Application au marketing
Il convient de différencier l’approche participative en marketing de la notion de participation du client et du marketing participatif :
- La participation du client est « l’ensemble des activités mentales et physiques du client, mobilisant des ressources de natures diverses (ex. intellectuelles, émotionnelles, relationnelles, matérielles), qui contribuent à la conception d’un service et de son marketing-mix, à sa promotion, à sa délivrance et à la résolution de ses défaillances » (Gabriel et al., 2014). Le niveau de participation du client peut être plus ou moins élevé, voire même obligatoire dans les situations de libre-service (on parle alors d’autoproduction dirigée). Le client peut être sollicité à diverses étapes de la chaîne de valeur, d’où les termes de co-conception, co-production, ou encore de co-création de valeur. Néanmoins, tout en demandant au consommateur de participer, l’entreprise garde le contrôle des opérations et ne lui délègue aucun pouvoir. Des critiques vont même jusqu’à dénoncer une mise au travail du consommateur sans compensation et sans qu’il en ait réellement le souhait,
- L’avènement des outils numériques et d’Internet a modifié l’attitude des entreprises vis-à-vis de leurs consommateurs. Ces derniers ont gagné un pouvoir d’influence sur les stratégies marketing en raison de leur capacité à produire des contenus et à les diffuser sur le net, à donner leur avis et à fédérer des communautés d’usagers inventifs et innovants. En réponse à ce phénomène, les entreprises ont recours au marketing participatif, ensemble de techniques marketing visant à impliquer les consommateurs dans la définition et la diffusion de l’offre de l’entreprise (Divard, 2011). Les consommateurs sont ainsi sollicités pour participer à des tests de produits, à des campagnes de communication ou à la fixation des prix. Toutefois, le marketing participatif peut s’analyser comme une volonté de l’entreprise de canaliser l’influence du consommateur afin de mieux la maîtriser et de préserver au final ses intérêts.
L’approche participative en marketing quant à elle part des constats suivants :
- Le consommateur vulnérable peut être en difficulté pour participer en raison de ressources limitées. Il s’agit de s’interroger sur les modalités pratiques permettant d’associer ces consommateurs, les outils classiques (études de marché, sondages en ligne, focus group) pouvant s’avérer inadaptés pour comprendre leurs besoins. À ce sujet, une des limites des démarches de marketing participatif est qu’elles impliquent que les contributeurs aient du temps, un accès à Internet, la capacité à manier les outils numériques etc. ce qui pose les questions de représentativité de certaines personnes vulnérables,
- Le consommateur détient un savoir expérientiel qui doit guider la construction de l’offre aux côtés des savoirs techniques relatifs au produit ou au service. Mais il est également en recherche d’estime de soi et d’identité à travers ses achats. Le risque est alors de lui proposer des réponses uniquement fonctionnelles et potentiellement stigmatisantes (voir extrait du site OVIDIS ci-dessous). La démarche participative a pour objectif de renforcer le pouvoir d’agir du consommateur vulnérable : ce dernier ne doit plus être un être de besoins « que la société doit satisfaire et compenser, mais au contraire comme quelqu’un qui contribue à construire un certain nombre de services pour une société plus humaine et plus facile à vivre pour tous » (extrait du Good Design Playbook, p.140). Au-delà de la capacité du consommateur vulnérable à agir sur la définition de l’offre, l’approche participative en marketing peut contribuer à un changement des représentations au sein de la société.